Injuste inflation
Tout le monde n’a pas le même panier de consommation, et chacun peut d’ailleurs calculer son propre indice grâce au simulateur de l’Insee. Dans sa Note de conjoncture de juin 2022, l’Insee estimait que, du fait du poids moindre du chauffage et de l’alimentation dans leur budget, les jeunes s’en sortent mieux que les ménages âgés. De même, les habitants des grandes villes pourvues de transports en commun s’en sortent mieux que les ménages ruraux, tandis que les ménages figurant parmi les 10% les plus modestes sont plus fortement affectés par l’inflation. Ces différences liées aux structures de consommation tendent à se compenser dans le temps : en moyenne sur 2015-2021, les écarts d’inflation sont négligeables. En cas de reflux des prix de l’énergie, les ménages âgés, ruraux et modestes seraient les premiers bénéficiaires. À court terme, néanmoins, la hausse des prix contraint la consommation de ceux qui n’ont pas d’épargne accumulée. Pour eux, le maintien de la dépense en valeur conduit à une baisse des volumes consommés.
Dans sa toute dernière publication sur le sujet, l’Insee estime que le renchérissement de l’énergie entre le deuxième trimestre 2021 et le deuxième trimestre 2022 a contribué pour 3,1 points de pourcentage à l’inflation constatée (5,3%). Le dixième de population le plus affecté n’est pas le plus modeste (3,3 points) mais le troisième : les ménages situés entre les 20% les plus modestes et les 30% les plus modestes (3,5 points). À l’autre extrémité de la distribution, la contribution de l’énergie à l’inflation serait de 2,7 points seulement pour les 10% de ménages les plus aisés. En l’absence de boucliers tarifaires (blocage du tarif régulé du gaz, faible hausse du tarif régulé de l’électricité, remise carburant), l’impact du choc énergétique aurait été beaucoup plus disparate, culminant à 7% pour le troisième dixième (graphique 1).
Graphique 1. Effets du renchérissement de l’énergie sur l’inflation, par dixièmes de niveaux de vie
T2 2021 à T2 2022, en %
Lecture : entre le 2er trimestre 2021 et le 2ème trimestre 2022, le renchérissement de l’énergie a entraîné un renchérissement du panier de consommation de 6,8% avant boucliers tarifaire pour le premier dixième de niveau de vie (les 10% de ménages les plus modestes) ; un effet ramené à 3,5% du fait des boucliers tarifaires (gaz, électricité et carburant).
Source : Insee (2022).
Le Fonds monétaire international a calculé, pour différents pays européens, l’impact du renchérissement des énergies sur le coût de la vie pour les 20% de ménages les plus modestes et pour les 20% les plus aisés. L’impact est très différent selon les pays, à la fois en moyenne (pour tous les ménages) et en dispersion (écart inter-quintiles). La France est, avec la Hongrie et la Finlande, le pays où les ménages sont les moins touchés en moyenne et où, en outre, l’incidence est la plus proche entre le premier et le dernier quintile. À l’opposé, le renchérissement de l’énergie a un effet particulièrement marqué au Royaume-Uni et encore plus en Estonie, deux pays où cet effet est également très différent selon les quintiles de revenus. Avec une méthode différente, l’OFCE obtient des résultats qualitativement similaires.
Un bas de laine plus ou moins épais
Au niveau agrégé, les ménages français ont sur-épargné durant la crise Covid : selon la Banque de France, leur épargne financière a dépassé sa tendance pré-crise de plus de 150 Md€ en cumulé entre le premier trimestre 2020 et le premier trimestre 2022. En supposant une inflation moyenne de 5,5% en 2022 (Consensus Forecasts d’août 2022 et prévision l’Insee de juin 2022, le Programme de stabilité 2022 tablant sur 5%), le surcoût de la consommation cette année serait d’environ 70 Md€ pour les ménages, soit moins de la moitié de la sur-épargne accumulée durant la crise Covid. En effet, la consommation finale des ménages (hors consommation publique individualisable) était de 1 265 Md€ en 2021.
Si tous les déciles ont épargné durant la crise Covid, les ménages aisés l’ont fait plus que les autres. D’après le Conseil d’analyse économique, le ménage médian aurait entièrement consommé sa « surépargne Covid » dès la fin de l’année 2021, son épargne ayant ensuite retrouvé sa tendance d’avant crise. Mais les 10% les plus modestes a auraient puisé dans leur épargne Covid pour faire face à la hausse des prix : en juin 2022, leur stock d’épargne se serait établi environ 5% sous le niveau qui aurait prévalu si la tendance pré-crise sanitaire s’était poursuivie. Toutefois, le CAE ne décèle pas d’augmentation de la précarité mesurée par la part des ménages se trouvant avec un compte bancaire en déficit en fin de mois.
Évolution des revenus
L’impact final des hausses de prix sur le niveau de vie des ménages dépend de l’évolution de leurs revenus. Il faut en particulier prendre en compte l’indexation de certains revenus ainsi que les transferts ciblés vers certaines catégories de ménages. Le tableau 1 ci-dessous récapitule les mesures prises pour l’année 2022 dans le cas de la France, à l’issue notamment de la Loi du 16 août 2022 portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d’achat. Sans prendre en compte les revalorisations pérennes, mais en incluant les boucliers tarifaires et la remise carburant, Bruegel calcule que la France se situe parmi les pays ayant le plus soutenu le pouvoir d’achat des ménages depuis le début de la crise énergétique.
Tableau 1. Mesures de soutien aux revenus des ménages en France pour l’année 2022
Dispositifs |
Mesures |
Primes |
|
Indemnité inflation
|
100€ versés fin 2021/début 2022 à 39 millions d’individus aux revenus du 1er janvier au 31 octobre 2021<26 000€ bruts. |
Prime exceptionnelle de rentrée |
100€ par foyer bénéficiaire de minima sociaux, des aides au logement et/ou prime d’activité, + 50€ par enfant à charge dans le foyer. Versement en septembre. |
Prime de partage de la valeur (anciennement prime exceptionnelle de pouvoir d’achat) |
Montant annuel max. doublé de cette prime défiscalisée : jusqu’à 6000€ défiscalisés par salarié si accord d’intéressement dans l’entreprise. Exonération d’impôt sur le revenu et de cotisations sociales pour les salariés gagnant moins de 3 Smic jusqu’à fin 2023. |
Revalorisations pérennes |
|
Pensions de retraite et d'invalidité de base |
+1,1% en janvier, +4% en juillet |
Allocations familiales, minima sociaux |
+1,4% en avril, +4% en juillet |
Prime d’activité |
+4% en juillet |
Aide personnalisée au logement (APL) |
+3,5% en juillet |
Revalorisation du Smic |
+0,9% au 1/1, +2,65% au 1/5, +2,01% au 1/8, soit +8% de sept. 21 à sept. 22. |
Revalorisation du point de la fonction publ. |
+3,5% au 1er juillet |
Baisses de cotisations |
|
Cotisations sociales des travailleurs indépendants |
Baisse des cotisations (environ 550 euros pour des revenus nets d'activité proches du SMIC) |
Lorsqu’on met en regard le graphique 1 et le tableau 1, il ressort que les ménages modestes et les ménages âgés sont bien ciblés par les mesures de soutien aux revenus : ce ciblage compense un impact plus marqué du renchérissement de l’énergie et de l’alimentation pour ces catégories de ménages.
Pour les travailleurs modestes, le Smic aura augmenté de 8% entre le 1er septembre 2021 et le 1er septembre 2022, pour un glissement annuel des prix à la consommation d’environ 6% : avant même de prendre en compte les différentes primes et aides mentionnées dans le tableau 1, leur pouvoir d’achat aura augmenté. Les hausses de salaires sont traditionnellement plus progressives lorsqu’on s’écarte du Smic, même si l’indexation du Smic accélère la hausse des autres rémunérations (Gautier, Roux et Suarez Castillo, 2019). D’après la Banque de France, les salaires de branche négociés au dernier trimestre 2021 et au premier trimestre 2022 seraient en hausse de 3% en moyenne. La Dares quant à elle chiffre à +3,5% l’augmentation du salaire horaire de base des ouvriers et des employés entre juin 2021 et juin 2022. Dans le modèle de prévision de la DG Trésor Opale, la hausse des prix l’année N entraîne des hausses de salaires réparties entre l’année N et l’année N+1.
Les revenus des ménages sont aussi soutenus par les créations d’emploi. En dépit de la crise énergétique, 170 000 emplois ont déjà été créés en 2022 dans le secteur privé. Combinée aux hausses de salaires, indexations et mesures de soutien, cette dynamique de l’emploi fait que le pouvoir d’achat devrait rester stable en 2022.
Le coût de la guerre
Les banques centrales ont l’habitude de dire que l’inflation accroît les inégalités parce que les revenus des ménages modestes sont moins bien indexés que ceux des ménages aisés. Ce constat est à nuancer en France où les minima sociaux, les prestations sociales, les retraites et le Smic sont indexés sur les prix. En 2017, les microsimulations menées par l’Insee concluaient à un impact faible (-0,1%) d’une hausse d’1 point de l’inflation sur le niveau de vie pour le premier dixième de niveau de vie (les 10% les plus modestes) deux ans après le choc, le profil temporel dépendant des calendriers d’indexation. L’étude trouvait un impact maximum (-0,6%) pour les 10% de ménages les plus aisés. Toutefois, la hausse des prix simulée était une hausse uniforme, tous les postes de consommation se renchérissant dans les mêmes proportions. Par ailleurs, les revenus du patrimoine étaient supposés non indexés. Or, certains revenus du patrimoine – loyers, livret A notamment – sont indexés, tandis que d’autres, comme les actions cotées, peuvent voir leur valeur augmenter ou au contraire diminuer selon l’origine de l’inflation et la réaction de la banque centrale. En moyenne, toutefois, l’inflation est défavorable aux patrimoines car les rendements nominaux augmentent moins que les prix. Elle est au contraire favorable aux ménages endettés dans la mesure où, en France notamment, les emprunts se font majoritairement à taux fixes.
Le pouvoir d’achat des ménages a augmenté de 5,8% en cumul sur la période 2017-2019. Il a été préservé en 2020 (+0,4%) et a augmenté de 2,2% en 2021. Le soutien massif des pouvoirs publics durant la crise Covid et, à présent, durant la crise énergétique, est coûteux pour les finances publiques. Si le renchérissement de l’énergie importée est durable, alors les ménages et les entreprises devront progressivement en répartir le coût entre eux, avec un impact négatif sur le pouvoir d’achat. C’est ici le véritable coût de la guerre pour les Européens.
***
Lire aussi :
>> English version: coming soon
>> Tous les billets d'Agnès Bénassy-Quéré, chef économiste de la DG Trésor.